Du calvaire néo-libéral à une résurrection sociale-écologique

Leonardo Boff : « Le soin fait partie de l’essence même de l’être humain »

CC Manuela d'Avila

D’après le penseur brésilien Leonardo Boff, nous nous trouvons dans une profonde crise de civilisation, qui risque de déboucher sur la barbarie pure. Cette crise concerne essentiellement notre relation à la Terre – avec une majuscule, a-t-il insisté –, que nous violons de diverses manières. Seule une attitude bienveillante et aimante envers tous les êtres vivants peut offrir un nouvel avenir à l’humanité. C’est uniquement par ce moyen que la vie peut vaincre la mort. Une interview réalisée à Pâques.

Il y a près d’un demi-siècle, Leonardo Boff fut un des pères fondateurs de la théologie de la libération, qui a transformé l’Église catholique latino-américaine, bastion conservateur, en une force révolutionnaire. Au cours des vingt dernières années, à partir du développement de la physique quantique et des sciences naturelles, il a été profondément touché par la pensée écologique.

Nous avons besoin d’un pacte social, dit L. Boff, qui aille de pair avec un pacte naturel englobant toute la Terre et la nature tout entière, et qui engage le monde sur le chemin d’une « démocratie sociale-écologique ».

Le monde entier, en ce moment, est sous l’emprise du coronavirus. Vous appelez cela « la première guerre globale ».

Leonardo Boff : Je vois cette pandémie comme une réaction de la Terre, qui veut se défendre contre l’espèce la plus violente présente dans la nature, l’être humain. Il ne s’agit pas d’une guerre de l’homme contre le virus, mais de celle du virus contre l’homme. En 2008, le philosophe français Michel Serres a écrit un livre intitulé La guerre mondiale, où il fait référence à la guerre que l’homme mène contre la Terre en l’attaquant sur tous les fronts. L’homme n’a aucune chance de gagner cette guerre. La Terre n’a pas besoin de nous, c’est nous qui nous avons besoin d’elle.

Quelles leçons devrions-nous tirer de cette situation ?

Leonardo Boff : La leçon la plus importante est que nous ne pouvons pas continuer de vivre dans notre Maison commune comme nous l’avons fait au cours des deux derniers siècles. En ce moment, le virus est en train de faire trembler les bases du néo-libéralisme et du capitalisme, systèmes axés sur la concurrence, sur l’individualisme et sur un État réduit au minimum. Ces systèmes ont toujours considéré la Terre comme un réservoir inépuisable de ressources destinées à une croissance sans limites. Ils se trouvent maintenant sous pression : des ressources inépuisables et une croissance illimitée sont une illusion, une fausse prémisse.

Aujourd’hui nous constatons que nous sommes tous dépendants les uns des autres et dépendants de la collaboration. Nous avons besoin d’un État fort, à même de mener une politique où l’intérêt public soit au premier plan et qui investisse dans l’économie et dans les personnes.

Des chocs imprévisibles comme celui-ci sont-ils appelés à devenir la norme ?

Leonardo Boff : Des écologistes et des philosophes comme James Lovelock, Brian Swimme, Zygmunt Bauman, Slavoj Žižek, Eric Hobsbawm et autres nous ont mis en garde il y a longtemps : soit nous changeons notre rapport à la Terre, qui est une relation de pure exploitation, soit nous allons tout droit à la ruine et creusons notre propre tombe.

D’après eux, nous avons à craindre le NBO, le « Next Big One », la prochaine grande catastrophe : un virus, une bactérie ou toute autre catastrophe naturelle qui pourrait nous anéantir. Les armes de destruction massive des pays militaristes sont absolument inutiles et ridicules.

Nous devons changer notre mode de production, de distribution et de consommation et adopter une attitude plus bienveillante envers la Terre et la vie. Sinon, il n’y a tout simplement pas d’avenir pour l’humanité sur cette planète.

Au Brésil, pendant ce temps, le président ignore toutes les mesures de précaution…

Leonardo Boff : Malheureusement, le Brésil est gouverné par un président qui va à l’encontre de tous les conseils donnés par l’Organisation mondiale de la Santé. Bolsonaro considère le COVID-19 comme une petite grippe ou une hystérie collective et s’oppose à la distanciation sociale.

Aujourd’hui, le 7 avril, le Brésil compte plus de 700 décès dus au virus et des centaines de contaminations. Les indigènes se retirent dans la forêt. Étant donné qu’ils n’ont aucun anticorps contre les maladies des blancs, il existe une réelle probabilité que ce virus provoque une mortalité massive au sein de cette population.

D’autre part, il existe aussi une grande solidarité, en particulier de la part de groupes progressistes, d’églises ou d’autres groupes, qui s’inquiètent du sort des habitants des favelas, ces quartiers pauvres entourant les villes.

Jusqu’ici, le virus a surtout infecté les riches et les classes moyennes. Mais une fois que le Corona aura atteint les favelas, il fera des ravages. Les gens y vivent proches les uns des autres et ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour pouvoir respecter toutes les consignes de précaution.

Pensez-vous que cela pourrait mener à une procédure de destitution contre Bolsonaro ?

Leonardo Boff : Une procédure de destitution est très longue et elle détournerait l’attention de ce qui est le plus urgent actuellement, c’est-à-dire la lutte contre le coronavirus. Entre-temps, il y a eu un coup d’État interne. Aujourd’hui, ce sont les militaires qui prennent toutes les décisions. Le gouvernement comporte plus de deux cents militaires, principalement au Ministère de l’Intérieur. Le général de l’armée Braga Neto a été nommé président de l’exécutif, Bolsonaro n’est qu’une façade.

On s’attend à ce que l’armée force Bolsonaro à démissionner. Mais on peut craindre que ses adeptes fanatiques ne déclenchent une crise sociale majeure très violente dans les rues.

Avant que cette pandémie du coronavirus ne déferle sur le monde, l’ordre établi était déjà attaqué par des manifestants, de Hong-Kong au Chili en passant par la France et l’Afrique du Nord.

Leonardo Boff : Partout où le néo-libéralisme dur s’est imposé, il apparaît aujourd’hui que cela a été un échec au plan social. C’est valable pour le Chili, mais aussi pour l’Équateur, l’Argentine de Macri et le Brésil de Bolsonaro. Le résultat, c’est une immense accumulation de richesses entre les mains de quelques-uns, au détriment de la majorité de la population, qui vit dans la pauvreté.

Les manifestations de protestation sont une réaction à ce modèle néolibéral. C’est la faim et la misère qui ont fait descendre les gens dans la rue. Au Brésil, nous n’avons pas encore atteint ce niveau de détresse, grâce à la « Bolsa Familia » et autres mesures socio-politiques destinées aux pauvres qui ont été introduites sous les gouvernements du Parti des travailleurs. Mais on s’attend à ce que le désespoir mène à un tel mouvement de protestation, lorsque le virus aura atteint les millions d’habitants des favelas. Rien qu’à Rio, plus de trois millions de personnes vivent dans ces quartiers, et à São Paulo beaucoup plus. 

La pandémie actuelle n’a-t-elle pas fait taire les cris de ces manifestations ?

Leonardo Boff : La situation est très préoccupante, parce que face à une crise de cette ampleur, il n’existe pas de leadership politique qui puisse apporter de la sécurité et donner une orientation claire. Bolsonaro est totalement incapable de faire face à cette crise, des psychanalystes l’ont déclaré paranoïaque. Il voit des communistes partout, même si le communisme n’existe plus en Amérique latine ni ailleurs dans le monde. Excepté en Chine, où l’on pratique un « communisme-socialisme selon le modèle chinois », comme l’appellent les autorités locales.

Des dirigeants comme Bolsonaro et Trump ont été élus par le peuple. Qu’est-il donc arrivé à notre démocratie ?

Leonardo Boff : Partout dans le monde se développe une idéologie de droite qui n’est pas compatible avec la démocratie. Ici au Brésil on dit carrément que nous vivons dans des temps post-démocratiques et dans un État sans lois. Bolsonaro et son gouvernement ne respectent pas la constitution et violent les lois. Il se comporte de manière très autoritaire et s’adresse plus à ses fidèles partisans qu’à la population du pays en général.

De toute évidence, cette démocratie représentative n’est plus en accord avec les sociétés complexes que nous formons aujourd’hui. Nos démocraties sont contrôlées par les élites traditionnelles et le grand capital, en particulier le capital spéculatif. Ce dernier a plus de pouvoir que les États-nations.

Nous devons trouver une nouvelle façon de vivre ensemble, dans laquelle la dimension écologique prenne une place centrale. Nous employons parfois le concept de « démocratie sociale-écologique », où ce n’est pas le profit qui est au centre, mais la société et la vie dans toute sa diversité. La politique et l’économie doivent être au service de la vie et pas uniquement au service du marché. Certains parlent d’une civilisation « biocentrique », basée sur des relations d’amitié et de coopération avec la nature et non pas dirigée contre elle.

On peut y parvenir en travaillant à une autre échelle. Bien des gens sont convaincus de ce que nous devrions accorder plus d’attention au niveau régional qu’à la mondialisation économique. Dans chaque région et dans les différents territoires, la durabilité peut être développée d’une manière réelle et concrète, en tenant compte des différentes dimensions culturelles. A cette échelle, on peut produire des aliments agro-écologiques et travailler à l’intégration de tous, de façon à réduire également la pauvreté.

Nous vivons non seulement dans une post-démocratie, nous vivons à l’ère de la post-vérité.

Leonardo Boff : L’expression malheureuse de « post-vérité » est un signe de ce que notre civilisation est à l’agonie. Tous les efforts humains et intellectuels de l’Orient et de l’Occident se sont toujours centrés sur la recherche de la vérité, la justice et l’amour, comme l’expriment clairement les Dialogues de Platon dans la tradition occidentale. Lorsqu’on n’accorde plus aucun sens à la vérité et au « tout est possible » post-moderne, on met sur un même plan la vérité et le mensonge. La seule chose qui compte alors, c’est mon propre intérêt et ce qui me plaît, et nous tombons dans l’enfer du « tout est égal » absolu.

Une coexistence sociale et humaine, dans laquelle des valeurs telles que l’amour, l’amitié et la justice s’appliquent à tous, ne peut pas fonctionner sur une base si absolument fausse. Cela va à l’encontre de toute la tradition de l’humanité et de celle de tant de sages et de personnages illustres qui ont traversé notre histoire.

L’Union européenne a été longtemps un modèle pour l’Amérique latine. Comment voyez-vous l’Europe ?

Leonardo Boff : Depuis ici, très loin à l’ouest, nous voyons que l’Europe a fait son temps. L’Union européenne traverse une crise profonde parce qu’elle a mis tout son poids sur la dimension économique et a accordé peu d’importance à la dimension politique et culturelle. Le néo-libéralisme à la Thatcher et à la Reagan a détruit l’État-providence. Les décisions qui détermineront l’humanité, à l’avenir, ne viendront plus des États-Unis, car cette hégémonie-là est en déclin elle aussi. L’Asie, la Chine en particulier, est la puissance émergente. Dans quelques années, nous verrons probablement comment la Chine configurera la mondialisation à sa guise.

Il ne s’agit là pas seulement de la dimension économique et financière, mais d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité et de la Terre, une humanité unie et une Terre considérée comme notre Maison commune.

L’accent ne devrait plus être mis sur la souveraineté des nations. C’est un vieux paradigme, dépassé par l’interdépendance mondiale. Aujourd’hui, le défi à relever est celui d’aménager la Terre comme notre seul et unique espace commun où chacun, y compris la nature, doit avoir sa place.

Que pouvons-nous faire en ces temps sombres où les structures semblent éclater ?

Leonardo Boff : Personne ne sait dans quelle direction nous allons. Le risque d’une guerre atomique existe entre les pays de la nouvelle guerre froide, les États-Unis et la Chine. Cela signifierait la fin de l’espèce humaine. Le coronavirus met toutes les puissances à genoux et montre que nous n’avons pas besoin d’une telle guerre. L’ennemi est invisible et inaccessible. Il attaque de façon impitoyable, sans faire de différence entre riches et pauvres, croyants et incroyants. 

Pour moi et pour beaucoup d’écologistes, c’est un signe qui montre que la Terre, l’organisme vivant Gaia, nous guide et nous invite à des changements structurels profonds. Nous ne pouvons plus continuer en l’état actuel des choses, nous ne survivrons pas. Tous les signaux d’alarme de la Terre sont au rouge.

La Terre et l’humanité forment ensemble une entité unique, comme les astronautes l’ont déjà observée depuis la lune ou les vaisseaux spatiaux. Nous sommes la Terre qui ressent, pense, aime, se soucie, et nous avons un impératif éthique, celui de prendre soin d’elle. C’est pourquoi les Nations Unies ont déclaré, le 22 avril 2009, que cette planète n’est pas simplement la Terre, mais la Terre-Mère. La Terre en tant que sol peut être achetée et vendue. Mais une mère, on ne peut ni l’acheter ni la vendre, il faut la respecter et en prendre soin.

Sur quoi pouvons-nous compter aujourd’hui ? A quoi pouvons-nous nous raccrocher ?

Leonardo Boff : Dans des temps de crise de civilisation, il nous faut revenir à l’essentiel, à savoir le soin en tant que paradigme universel, le soin de la Terre, de la nature et de notre existence. Un être vivant, si l’on n’en prend pas soin, s’affaiblit et meurt. Il n’en va pas autrement pour l’humanité. Outre cette attitude bienveillante, nous devons revenir à ce qui fait de nous des êtres humains, c’est-à-dire la solidarité. De nos jours, elle a presque complètement disparu, parce que la culture du capital est basée sur la concurrence et ne se soucie guère de la solidarité.

De plus, nous devons assumer une responsabilité collective face à un avenir commun pour Terre et l’humanité. Nous devons comprendre que tous les êtres vivants ont une valeur en soi, ils méritent le respect pour cela et pas seulement parce qu’ils sont utiles à l’homme.

Et finalement, nous avons besoin d’une spiritualité cosmique. Nous devons essayer d’apporter une réponse aux questions qui se posent constamment : d’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous et que pouvons-nous attendre après ce court passage sur cette petite planète.

Nous devons saisir ce que nous répètent sans cesse les scientifiques issus des sciences de la Terre et de la vie : il y a une Énergie puissante et aimante qui fait exister tout ce qui est. Une énergie toujours présente et qui englobe tout le cosmos et chacun d’entre nous. Nous pouvons nous ouvrir à cette Énergie. C’est peut-être la meilleure métaphore de Dieu. Lorsque nous nous ouvrons à elle, nous devenons plus humains, plus humbles, plus chaleureux et plus soucieux de tout ce qui nous entoure.

Vous avez été un des fondateurs de la théologie de la libération. Avec le bolsonarisme, c’est la « théologie de la prospérité » proclamée par les églises évangéliques qui triomphe au Brésil.

Leonardo Boff: Le thème central de la théologie de la libération est l’option pour les pauvres, qui vise à leur libération à travers la justice sociale et exige des changements structurels dans la société. Ceci est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que la pauvreté a augmenté à l’échelle mondiale. L’évangile de la prospérité proclamé par les églises néo-pentecôtistes est un piège pour induire les pauvres en erreur, dès lors qu’on leur présente comme consolation ce qui est en réalité une boîte vide.

Pour les pasteurs de ces églises c’est une machine à se faire de l’argent, ce sont vraiment des loups déguisés en agneaux. Ils ne proposent aucune alternative, ils n’ont en tête aucun nouveau projet de société. La théologie de la prospérité se concentre sur ceux qui ont été rendus invisibles par le grand Capital, qui ne s’intéresse qu’aux consommateurs et pas aux êtres humains.

Traduction: Fabienne Bravo

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Over de auteur

  • Latijns-Amerika & ecologie
    Alma De Walsche schrijft over ecologische thema’s, van klimaat- en energiebeleid, over landbouw- en voedsel tot transitie-initiatieven en baanbrekers. Ze volgt al enkele decennia Latijns-Amerika, met een speciale focus op de Andeslanden.

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