OLIVIER ROY: ‘Nous ne comprenons rien de la nouvelle religiosité’

Le débat sur la culture et la religion traite en réalité de la façon dont l’Europe souhaite construire son propre avenir et sa relation avec le reste du monde. Puisque souvent, la discussion à ce sujet s’enlise dans l’échange violent de clichés, MO* a posé un nombre de questions préoccupantes à Olivier Roy, un vrai spécialiste en matière d’islamisme, de religions et de terrorisme.
  • Brecht Goris 'Presque toutes les recherches du ph Brecht Goris
Moi je suis Marocain’, nous avertit le chauffeur de taxi lorsqu’Olivier Roy parle de convertis marocains pendant le trajet qui nous porte de l’avenue Reyers jusqu’à la Gare du Midi à Bruxelles. La conversation aborde les sujets de l’islamisme, les religions radicales du 21e siècle ainsi que l’incompétence européenne de bien comprendre la religion. Lorsque Roy affirme que, certes, l’Etat marocain autorise les églises pour les étrangers, mais que les Marocains eux-mêmes sont censés être musulmans, le chauffeur corrige avant que Roy puisse finir son discours, que les marocains juifs sont reconnus par la loi également.
Au moment où l’on risque de glisser dans un interview-à-trois, le taxi arrive à sa destination. A partir de ce moment, la voix de l’expert dans le domaine de l’islamisme est couverte seulement par les annonces de retards et de changements de quai. Roy par contre est déjà arrivé au point où ce genre de banalités ne peut plus fermer son discours sur les religions et les rapports internationaux. Jusqu’au moment où, une demi-heure plus tard, il constate que son secrétariat a réservé le mauvais billet.
En Suisse, la majorité a voté une interdiction des minarets, en France et en Belgique il y a des discussions ardentes sur le voile islamique et en Italie les crucifix font l’objet de critique. Pourquoi les Européens ont-ils tellement peur des symboles religieux?
Olivier Roy : Ce qui nous fait peur, ce n’est pas la religion traditionnelle et ses symboles. Personne ne s’oppose à ce qu’une vieille dame marocaine ou turque vienne à la mairie portant le voile. Le choc se produit quand on détache les symboles religieux des traditions culturelles. En France, le débat sur le voile a commencé lorsque en 1999 trois jeunes filles, parfaitement intégrées, parfaitement francophones, meilleures élèves de la classe, ont fait leur entrée à l’école un matin portant le voile tout en déclarant: ‘My body is my business.’
Alors là on panique et l’on veut renvoyer ce genre de comportement à des cultures traditionnelles, en expliquant que ce sont les pères, les frères majeurs ou le patriarcat en général qui obligent les filles à porter le voile. Pourtant presque toutes les recherches du phénomène concluent que environ quatre-vingt-dix pour cent des filles qui mettent le voile, le font par leur propre choix.
A votre avis, le fondamentalisme n’est pas un retour à la tradition?
Olivier Roy: Le fondamentalisme n’a jamais été l’expression de cultures traditionnelles, mais plutôt de religions qui se tournent contre la culture où elles trouvent leurs racines. C’était le cas au 15e siècle chez Savanarola, mais également aujourd’hui chez le taliban afghan. Ces derniers ne se sont pas en premier lieu tournés contre la culture occidentale – ils s’entendaient bien avec les américains lors de la naissance de leur mouvement en 1994 et lors de la prise de Kabul en 1996 – mais plutôt contre la culture afghane.
Non par hasard, ils ont interdit les sports traditionnels afghans comme des combats d’animaux, tandis qu’ils jouaient au football et au volleyball avec enthousiasme – certes, seules les équipes d’hommes étaient admises, vêtus de pantalons longs et portant des barbes. En faisant exploser les sculptures de Buddha à Bamyan, ils ont aussi montré leur opposition à presque deux mille ans de traditions afghanes. Les mouvements salafistes qui font fureur à présent, ne sont pas de phénomènes du Moyen Age mais des produits de la mondialisation.
Par contre leur interprétation de la modernité est différente de ce que l’on croit généralement en Europe?
Olivier Roy : Al Qaeda n’est en tout cas pas une organisation traditionnelle islamiste, bien au contraire. C’est une organisation politique extrêmement moderne. Ce n’est pas un hasard si Al Qaeda compte plus de convertis parmi ses rangs que n’importe quelle autre organisation islamique. En Occident, le nombre s’élève à 25 ou 30 pour cent.
Le groupe Hofstad, dont faisait partie l’assassin de Theo Van Gogh, était constitué pour presque la moitié de convertis, qui vivaient une culture islamique en rien traditionnelle. Ce sont des mouvements qui naissent d’une rupture avec le passé, avec la culture d’origine, avec la société où l’on se trouve. Le modèle utilisé par les islamistes radicaux, est beaucoup moins lié avec l’islam traditionnel qu’avec la tradition des anarchistes occidentaux ou avec l’extrème-gauche. La propagande par le biais des attentats, la sensibilisation de la masse par l’action directe, c’est la matrice que les islamistes radicaux ont emprunté à l’extrème-gauche européenne.
Le fait qu’Al Qaeda se sert de cette approche « moderne » explique le succès du mouvement dans le monde actuel. Un phénomène similaire se voit d’ailleurs dans la tradition chrétienne. Les églises de pentecôte s’approchent des différentes cultures où elles se trouvent de la même manière que les salafistes : elles avertissent les religieux de leur culture et leur environnement païens. Et cela entraîne énormément de conversions.
Comment expliquez-vous ce succès?
Olivier Roy : Les gens se trouvent dans un marché mondial d’idées, où les religions aussi doivent lutter afin de gagner de l’attention et des partisans. L’importance de la pression sociale en matière de foi est en baisse partout. Ceux qui s’adressent à la religion à l’heure actuelle, se basent notamment sur un besoin personnel, non tellement sur la volonté de se conformer à la tradition ou à la société. Les gens ont le choix, même dans des pays répressifs.
Au Maroc, des églises protestantes sont nées, même si officiellement les conversions marocaines n’existent pas et que chaque marocain est un musulman ou éventuellement un juif. Le magazine TelQuel a constaté dans une enquête que certains ont été convertis par des proches, d’autres par des missionnaires (surtout américains), mais presque la moitié a été convertie en regardant des chaînes satellites religieuses.
Sur Al Hayat (« la vie ») par exemple, le programme classique de public, prédicants et témoignages personnels se déroule en arabe, mais aucun effort n’est fait afin d’inculturaliser le message dans la culture arabe traditionnelle. Cela fonctionne. En même temps, les communautés chrétiennes traditionnelles au Moyen Orient sont en crise, exactement parce qu’elles sont beaucoup plus basées sur les identités nationales.
Souvent la nouvelle vague religieuse est expliquée en faisant référence à l’appauvrissement et à l’exclusion liés à la mondialisation et à la migration.
Olivier Roy: L’on considère la religion encore trop comme une forme de dépaysement social et l’on est convaincu qu’une société où tout est bien réglé serait une société sans religion. C’est faux. C’est une erreur fatale que de penser que les gens vont à leur église évangélique ou à leur réunion islamique parce qu’ils sont mal intégrés ou en chômage.
Dans nos états-nations démocratiques, la religion a été repoussée dans le privé ou bien l’on a essayé d’inventer une sorte de religion civile minimale. Mais les convertis actuels ne s’intéressent pas d’une religion de consensus ou de formes acceptables, ils choisissent justement une foi radicale. Aussi n’acceptent-ils pas que la foi se limite à leur vie privée, non parce qu’ils aient un agenda politique, mais parce qu’ils souhaitent être vus et acceptés en tant que personnes religieuses. D’où également la tendance chez les séminaristes catholiques de se manifester de nouveau expressément en tant que clergé avec tous les signes vestimentaires relatifs.
Cette affirmation publique entraîne-t-elle une nouvelle combativité contre les religions?
Olivier Roy : Jusqu’ici, en Europe il y avait grosso modo deux courants dans l’approche politique de la religion: une politique identitaire et chrétienne de droite et une politique libérale de gauche. A l’heure actuelle, ce paysage est redessiné, avec d’une part un renforcement de l’ancien point de vue anti-clérical dans un rejet de tout ce qui est religieux – ces gens n’hésiteraient pas à abolir la sonnerie des cloches le dimanche tout comme le voile dans l’enseignement – tandis que d’autres libéraux
Les mouvements salafistes qui font fureur à présent, ne sont pas de phénomènes du Moyen Age mais des produits de la mondialisation.
se rapprochent beaucoup plus de l’ancien point de vue chrétien.
Ils affirment que la culture européenne est chrétienne d’origine, aussi considèrent-ils tout ce qui est islamique comme un problème pour l’Europe. C’est-à-dire que, à un moment où presque personne ne fréquente encore l’église, le christianisme traditionnel est censé représenter une barrière culturelle qui doit exclure les nouveaux-venus avec leur nouvelle religion.
A la base du rejet de l’islam se trouve l’idée des cultures qui s’opposent, où l’on affirme que chaque religion fait partie d’une certaine culture et que chaque culture connaît une base religieuse – ce qui correspond d’ailleurs parfaitement au point de départ dans le fameux dialogue entre les civilisations. En réalité, par contre, nous vivons dans une période où les religions se détachent des cultures et où les symboles religieux sont moins que jamais des symboles culturels.
Afin de prouver la différence entre l’Europe et « l’islam », l’on se réfère souvent à l’égalité des droits pour les femmes et pour les homosexuels.
Olivier Roy:  Cette égalité des droits pour les femmes et pour les homosexuels est un accomplissement très récent en Europe. Le féminisme a dû rompre l’attitude classique de l’église – qui affirme, comme le commun des mollahs, que les femmes trouvent leur dignité dans la différence avec les hommes, et non dans les droits égaux – et cela ne s’est pas passé progressivement.
L’idée qu’on puisse et qu’on doive émanciper les femmes à l’encontre de leur propre société, est une illusion énorme. Cela s’est vu clairement lorsqu’en 2001 les taliban ont été chassés du pouvoir en Afghanistan et que les médias occidentaux s’attendaient à ce que les femmes y enlèveraient leur burqa bleu en masse. Les actes homosexuels aussi étaient criminalisés dans la législation des pays européens jusqu’aux années soixante.
Quand aujourd’hui l’Egypte ou l’Ouganda prennent en considération des lois semblables, l’Europe entière se scandalise, comme si c’était dans notre nature invariable de donner des droits égaux à tous.
Plus important, c’est le constat que le conflit dispose toujours moins d’un caractère territorial ou culturel. Tout est mondialisé, aussi l’opposition à la revendication universelle des droits de l’homme. En Europe, par exemple, l’on voit que les musulmans rejoignent la position des protestants évangéliques, par exemple par rapport à l’avortement, ce qui n’a jamais été un thème important dans l’islam.
En France, les musulmans fondamentalistes, les catholiques conservateurs, les protestants évangéliques et les juifs conservateurs se retrouvent dans l’opposition commune au mariage homosexuel et à l’avortement. La campagne majeure contre Darwin en Europe fut mené par un musulman turque qui faisait traduire des livres d’Américains évangéliques. Il y a donc une convergence de valeurs et de normes, mais également en ce qui concerne la façon dont ces religions traduisent leurs convictions en des actions et interventions politiques. Voilà pourquoi la mission par excellence du monde politique actuel, c’est de trouver comment entretenir des rapports avec cette religion flottante, déculturalisée et mondialisée.
Avez-vous des propositions pour réaliser ça?
Olivier Roy : En tout cas, cela n’a aucun sens de vouloir parler des relations avec l’islam lors d’une rencontre entre l’UE et la Ligue arabe. Les forces religieuses les plus dynamiques ne seront pas présentes. Le christianisme dynamique ne se trouve pas à Rome. C’est un vrai understatement de dire que les dirigeants des pays islamiques ne représentent pas la dynamique de l’islam actuel.
Nous devrons adapter notre législation à propos des religions et de la liberté de religion. En ce moment par contre, l’Etat ne peut pas légiférer sur le religieux à cause de la séparation entre l’Eglise et l’Etat. Pour ce nouveau conflit, il n’y a pas de simple réponse politique, il faut le considérer comme un processus. Puisque tout comme la société doit s’adapter à la nouvelle religiosité, les nouvelles religions devront s’adapter au discours dominant. Elles veulent en effet être reconnues par la société également.
A l’heure actuelle, nous assistons par exemple à une « paroissialisation » de la mosquée, ce qui représente une réponse des musulmans à notre besoin de les reconnaître comme une religion. Ce que les musulmans veulent, c’est d’être traités sur un pied d’égalité et par conséquent, de recevoir ce qui est prévu pour les autres religions.  Des aumôniers militaires, par exemple, jamais existés avant dans la tradition islamique. Les filles portant le voile réclament une non-discrimination sur le marché du travail.
L’individualité, le droit au travail, ce sont quand même des valeurs modernes pour les femmes, n’est-ce pas? Seulement, elles souhaitent faire la transition d’une culture traditionnelle à une société moderne avec un signe religieux très clair, à savoir le voile. Si de jeunes musulmans born again ouvrent un restaurant, c’est rarement un restaurant islamique traditionnel, mais plutôt un fast food halal, de préférence avec un nom anglais.
Souvent cela est vu comme un paradoxe, tandis que c’est l’expression parfaite de ce qui se passe: les musulmans n’apportent pas tellement une nouvelle culture à nos sociétés, mais ils sont au contraire très actifs en s’introduisant dans la pensée dominante qui organise nos sociétés. Ils n’adaptent pas leur conviction, mais bien la façon dont ils manifestent cette conviction dans l’espace public. La société, de sa part, devra accepter leur visibilité.

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